Enchantée Julia : “J'ai enregistré ‘Moussa’ en dix minutes sans jamais revenir dessus”

Cheyenne Boya, pour Shimmya. Cet article est issu du premier numéro de notre magazine.

En 2022, Enchantée Julia et Prince Waly ont chacun publié un disque majeur à l’échelle de leur carrière. Les deux artistes, qui se sont mariés en avril dernier, s’unissent musicalement pour un disque commun à paraître prochainement. Pour Shimmya, l’interprète de “Moussa” enfile “son costume de journaliste” pour un échange à cœurs ouverts. 

1ere partie : la création

Prince Waly : L'écriture est une étape cruciale pour toi, qui peut te prendre beaucoup de temps, comment fais-tu pour t'en sortir face au syndrome de la page blanche ?

Enchantée Julia : C'est le sujet du moment. Je suis en pleine création et en pleine page blanche. J'ai beaucoup de mal à écrire. “Longo Maï” a épuisé ma créativité. Comme je suis concentrée sur le live, j'ai du mal à trouver des sujets qui me plaisent vraiment. Donc je m’attarde plus sur la composition, sur les toplines que sur l'écriture en ce moment.

PW. Tu penses que tu as tout dit, sur le moment, avec “Longo Maï” ?

EJ. Oui c'est ça. Puis, pour moi, l'écriture est quelque chose de particulier. Soit ça vient, soit ça ne vient pas. En ce moment ça ne vient pas.

PW. Je fonctionne comme toi je crois.

EJ. Non toi tu es entraîné, l'écriture c'est la base du rap. Ce qui n'est pas forcément le cas dans la chanson. Ce qui va me venir en premier, ce ne sont pas des paroles mais les notes. 

PW. Quand je dis que je suis comme toi, c'est par exemple avec l'album "Moussa", j'ai l'impression d'avoir tellement puisé dans ce que je voulais raconter… Je ne te dis pas ça pour un morceau égotrip mais pour un morceau profond comme ce que tu as fait sur Longo Maï avec "Moussa". Écrire des chansons comme celle-ci ce n'est pas la chose la plus facile.

EJ. Je pense que nous ne sommes pas des robots et que la créativité ça ne vient pas d'un claquement de doigts. Pour ma part, c'est fragile.

PW. Comment arrives-tu à définir le moment où tu sens que ta musique est prête à être publiée ?

EJ. Ce moment-là est un passage forcé. Si je m'écoutais, le morceau ne sortirait jamais. Je le termine car il y a une deadline, mise par le label ou le distributeur.

PW. Tu te dis souvent que tu peux encore améliorer le morceau ?

EJ. Tout le temps, pour tous mes morceaux j'ai envie de les améliorer et ne jamais m'arrêter. J’ai vraiment l'impression de ne jamais aller au bout des choses.

PW. Je peux ressentir cette sensation mais ce sera six mois ou un an après. Je réécoute un morceau et je me dis : “Finalement, j'aurais dû faire comme ça’. 

EJ. Pareil, je suis toujours sur ma faim

PW. Eternelle insatisfaite (rires)

Shimmya : pour quels morceaux vous n'avez pas eu de doutes ?

PW. Quand c'est du rap pur, un truc que je sais faire rapidement. Par contre, depuis que Julia m'a mis au chant, j'ai toujours l'impression que je peux améliorer quelque chose. 

EJ. Le morceau “Moussa”, il est brut donc j'accepte sa brutalité. Je l'ai enregistré en dix minutes et je ne suis jamais revenue dessus. J'ai seulement passé du temps sur les chœurs. À l'origine, j’avais fait du yaourt pour les paroles. Je n’étais pas sûre de moi, je ne pensais même pas le laisser en guitare-voix  et finalement j’ai décidé de tout garder. C’était un moment très particulier. Je voudrais bien que ce sentiment se produise souvent mais j’ai rarement cette vibe.

PW. C'est mon morceau préféré de toi

EJ. Parce qu'il s'appelle "Moussa" ? (rires)

PW. À la base il ne s'appelait pas comme ça.

EJ. Il n'avait pas de nom et j'ai décidé de l'appeler comme ça car il parlait de toi, mais tu ne voulais pas que je l’appelle “Mousa”

PW. Ce n’est pas que c’était dur à porter, mais ça marque quelque chose. Finalement grâce à toi, j'ai fini par appeler mon album "Moussa". Je me suis dit : “Cet album représente tellement ma vie.”

Shimmya : au sujet de la mixtape commune, qui a eu l'idée et comment est-ce que ça s'est développé ?

PW. On a toujours fait des chansons ensemble mais on n’avait jamais pensé à sortir de projet en commun. À chaque fois qu'on sort des morceaux ensemble on voit qu'il y a un engouement, que le public ça lui parle et qu'il y a une alchimie entre son univers et le mien. Ce n’est jamais vraiment forcé quand on fait des morceaux, c'est du feeling.

EJ. On a l'opportunité d’aller Red Bull Studio et on s'est dit que c'était l'occasion de créer ensemble. Pour l'instant on a maquetté des trucs de notre côté, mais on attend vraiment ce moment pour se retrouver avec les producteurs, dont Crayon et Oscar Emch.

À chaque fois que je travaille avec Julia, j’ai l’impression de me redécouvrir”

Prince Waly

PW. Sur mon album, Julia est présente sur presque tous les morceaux, à part certains vraiment rap pur, c’est une filiation logique. 

EJ. Je pense qu'on se complète dans le sens où Moussa a des facilités avec l'écriture, le groove et moi avec les mélodies, les arrangements et les toplines.

PW. Elle a vraiment une oreille de musicienne. Je peux avoir des idées, mais je suis incapable de les poser. C’est génial de l’avoir à mes côtés. Sur le morceau “Problème”, avec Makala et Luidji, c'est Julia qui nous guide en quelque sorte. Quand on était au studio, Luidji a appelé Julia pour qu'elle vienne nous donner des conseils sur la mélodie.

EJ. Des conseils? Je vous ai donné toutes mes harmos (rires). Je suis venue en tant que backing vocals. Mais les toplines, c'est eux.

“On s’approche d’un âge d’or du R&B et de la soul en France.”

- Enchantée Julia

PW. Comment appréhendes-tu ce projet?

EJ. Je suis excitée, impatiente et en même temps c'est un vrai challenge. J'ai envie qu'on aille explorer de nouveaux univers. Ce projet, nous aimerions même le développer sur scène.

PW. J’aime trop faire de la musique avec Julia parce qu’elle m’emmène sur des terrains inhabituels, j’ai l’impression de beaucoup progresser à ses côtés. Elle me donne des pistes à exploiter, j’en ressors grandi. Sur « Crash » par exemple, Jazzy Bazz et moi, nous ne devions pas chanter,. Julia nous conseille de le faire et ça fonctionne. À chaque fois, j’ai l’impression de me redécouvrir.

EJ. En règle générale, j’aime bien partager des chansons. Mon dernier morceau, la collaboration avec « Astronne », c’est mon premier feat féminin. C’était trop cool de bosser avec un chanteuse, il était temps. 

PW. Qu’est-ce qui est le moins facile lorsque l’on bosse ensemble ?

EJ. Il est têtu, vous n’avez même pas idée. Il est connu pour ça à Montreuil (rires). Mais ce qui est cool entre nous, c’est la transparence. Il n’y a pas d’égo. On s’écoute beaucoup et je peux être très influencée par ses avis.

2e partie : la carrière

PW. Comment vis-tu l'accélération de ta carrière ?

EJ. Quand je me remémore mes débuts en 2018 par rapport à aujourd’hui, il y a un fossé. J’étais seule, pas accompagnée. C’était dur, très dur. J’avais beaucoup d’a priori sur ce que je faisais. J’ai senti qu’il allait falloir que je me batte. En tant que femme qui fait du R&B/Soul, je me sentais très seule. Mais j’ai fait des belles rencontres. Pour autant il n’y a rien d’exceptionnel non plus, je ne fais pas Zénith. J’ai l’impression qu’il va falloir encore du temps mais je le vis bien parce que je fais ce que j’aime. J’emmerde certaines personnes de l’industrie. Beaucoup de gens m’ont dit que ça n’allait pas marcher, quand j’ai commencé. Il y a un public pour tout, aujourd’hui j’en ai la preuve. Je suis hyper contente, j’ai l’impression qu’il y a une émergence d’artistes. Je pense que l’on s’approche d’un âge d’or du R&B et de la soul en France. Quelque chose va s’ouvrir, je l’espère, dans ce pays. Parce qu’il y a un gros problème avec l’identité et ce que ça représente le R&B. Ce n’est pas très clair, même pour, je ne sais pas dire si je suis une artiste R&B. Nous sommes loin des anglosaxons et américains, seulement je trouve qu’il y a un gros niveau. Je compte sur tous les jeunes qui émergent, comme Lynn, Cloé Mailly, NKA, Lafleyne, Nancy Khadra ou Feel. J’insiste sur la francophonie, c’est ce qui va nous faire avancer.

J’emmerde certaines personnes de l’industrie. Beaucoup de gens m’ont dit que ça n’allait pas marcher

- Enchantée Julia

PW. Au début de ta carrière, tu racontais que tu n'étais pas du tout réseaux sociaux, avec l'enchainement des concerts tu peux voir tes fans pour de vrai. Comment sens-tu le lien avec le public ?

EJ. J’ai toujours le trac mais je fais de la musique pour la scène. Les gens sont trop sympas. J’ai l’impression d’avoir un public de qualité, avec qui on est en connexion parce q’uon écoute les mêmes musiques et on partage le même état d’esprit. Ça me fait trop plaisir quand je chante et que je vois que le public connait les paroles. Tu fais les chansons seule dans ta chambre et tu te retrouves à chanter avec d’autres gens, qui chantent tes mots, tes mélodies, je trouve ça fou. Nous avons beaucoup de chance.

PW. Tu as un entourage musical très soudé. Comment tu te situes avec eux pour la suite de ta carrière ?

EJ. Je veux continuer avec eux. Je me sens vraiment bien entourée et à ma place. Musicalement aussi, j’ai envie de continuer à travailler avec Oscar Emch, The Hop, Crayon ou Terrenoire car ça marche, même si je reste très ouverte à de nouvelles rencontres.

3e partie : vie à deux

PW. Quel est ton premier souvenir avec moi ?

EJ. C’est sur Instagram. Un message que j’ai écrit lorsqu’un des frères des Terrenoire m’a fait découvrir l’EP “Junior”. J’ai tellement kiffé que je t’ai félicité en message privé. À l’époque je n’étais personne, je n’avais rien sorti, je faisais juste des chœurs pour Tal. Je lui ai envoyé une maquette sur SoundCloud. J’ai fait ma fan (rires). Et il a écouté. 

PW. Sur “Junior”, j’avais le morceau « Ginger » avec la chanteuse Ada. Et après ce projet, je voulais développer le fait d’avoir des voix féminines sur mes morceaux. Je n’osais pas sauter le pas et chanter. Je n’avais aucune référence à ce moment-là, elle est arrivée au bon moment. 

EJ. C’était “Château de sable” le morceau que je t’ai envoyé.

PW. Et il y avait une reprise de Coldplay, qui était hyper cool d’ailleurs. Je me suis dit « faut qu’on s’attrape », la voix est dingue. Pendant un an on arrivait pas à se capter. On devait aller au studio mais elle était en tournée. Et finalement on s’est retrouvé chez Ford Stems (DJ et producteur proche de Prince Waly, ndlr). Je travaillais alors sur “BO Y Z” et je t’ai fait écouter des morceaux, on a commencé à travailler ensemble et notre première collaboration “45 tours” est sortie.

Shimmya : Quel souvenir gardes-tu de ce titre ?

EJ. Un souvenir spécial car c’est une chanson prémonitoire sans le vouloir. Nous n’étions pas ensemble alors que c’était une chanson d’amour. On s’est éclaté pendant toute la création de ce morceau, que ce soit la production ou le clip à Marseille avec Lokmane et Anne (Pugis). 

PW. On a enregistré dans ton salon. Le clip était tellement drôle à faire. 

EJ. Ce sont vraiment de bons souvenirs. En plus, c’est un morceau qui m’a aidée à être identifiée car c’est la première fois que je sortais quelque chose sous le nom d’Enchantée Julia. 

PW. Ça m'a également beaucoup apporté. J'avais un peu peur de la sortie de ce morceau parce que c'était la première fois que je parlais d'amour et que je chante, je ne savais pas trop ce que le public allait en penser.

EJ. Je tiens à dire qu'il n'y a pas d'Autotune ni Melodyne. Il n'y a pas beaucoup de rappeurs qui se dévoilent aussi facilement.

Shimmya: Tu racontais être assez nostalgique, te sens-tu toujours proche de l'enfant que tu étais ?

EJ. Oui, très proche. C’est pour ça que je suis très fragile. Je me sens toujours aussi incomprise. Je trouve ça dur d'être une adulte, de grandir. On prend conscience de la vie, de la mort. Je me sens encore plus fragile.

PW. Avec tes parents et la famille aussi tu as gardé ces liens très proches. 

EJ. Je suis très famille, ma mère quand j'étais petite je n'arrivais pas à le quitter. Le sud, la famille, je suis très enracinée et on se rejoint là-dessus. Dans le monde j'ai l'impression que la seule personne qui me comprend c'est toi Moussa. (Elle s’adresse à nous) Il a une vraie nostalgie du futur Moussa. Très sage, posé avec beaucoup de sang-froid, ce qui n'est pas mon cas. Il a toujours des solutions pour tout. 

PW. Ça vient de mon père. Il me racontait tout ce qu’il avait déjà fait à seulement 16 ans. À cet âge aussi j’avais déjà un travail et j’étais indépendant. 

“Je lui ai envoyé une maquette sur SoundCloud. J’ai fait ma fan (rires). Et il l’a écoutée”

Enchantée Julia à propos de leurs premiers échanges, sur Instagram

Shimmya : La musique est au cœur de votre relation depuis son origine. À mesure que votre vie de couple et désormais mari et femme avance, quelle part est-ce qu'elle prend dans votre relation ?

EJ. Nous faisons la part des choses. Evidemment, c’est le centre de nos vies, ça prend de la place dans notre couple. Mais on prend le temps de faire d’autres choses, nous aimons beaucoup voyager, cuisiner ou simplement se balader. Je pense que c’est très important parce qu’on a nos projets dans la musique. D’autant que je travaille surtout de chez nous. J’ai besoin de me retrouver seule pour faire mes voix, mes arrangements. 

PW. Alors que je ressens plus le besoin de travailler avec des producteurs au studio. Mais il m’est arrivé de faire quelques sons à la maison. 

EJ. J’ai enregistré les prises de voix pour les morceaux « Broke », « BFF », « Crash » par exemple. J’aime bien trafiquer, les FX, chercher des petits trucs. J’aimerais bien développer cet aspect-là, parce que je ne produis pas du tout. 

PW. Quand tu es chez toi, tu es quelque part déshinibé, si tu veux tenter des trucs comme aller dans les aigus, personne pour te juger. Alors qu’en studio, il y a  ce regard extérieur et tu peux facilement te bloquer. 

EJ. Björk a enregistré tout un disque qui a cartonné avec un micro de batterie chez elle. À partir de là, il n’y a pas de limites.


Propos recueillis par Armand Tournier
Photographies : Cheyenne Boya
Stylisme : Gato Cyrille
Make-up Artist : Laurine Eguienta
Assistantes de production : Joséphine Messien et Kezia Sakho

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