Abou Tall : “Rapper, j’aurais pu le faire toute ma vie, mais il me fallait d’autres challenges”

Photographie : Cheyenne Boya, pour Shimmya

D’un concours de circonstances à une suite devenue logique, le tournant pris dans la carrière d’Abou Tall dirige aujourd’hui sa musique vers Rio. Souvenirs d’un voyage au Brésil, pays “qui le fascine”, de la découverte d’Astrud Gilberto et de ses premiers accords de bossa nova joués à la guitare, instrument appris sur le tard en autodidacte. Son enfance en partie vécue au Sénégal, ses relations, son passé regardé avec les yeux du présent et sa quête d’un avenir assaini tissent le récit harmonieux de celui dont “la vie était plus belle lorsqu’[il] n’attendait rien d’elle”. Une symphonie ensoleillée pour rythmer sa “nostalgie positive”, voilà le rappeur devenu Monsieur Saudade.

Q : Je voulais commencer par un constat. Tu es passé d’un mélange de guitare et trap à une bossa nova plus assumée. Comment a émergé cette réflexion ?

En fait, c’est venu assez naturellement. Il n’y a pas eu tant de réflexion. Je kiffe la bossa nova et la musique brésilienne depuis que je suis jeune, depuis mes 15-16 ans. J’en suis tombé amoureux, puis on m’a offert une guitare.

C’est toi qui l’as demandée ?

J’ai dit que j’en voulais une et on me l’a offerte. J’en voulais une pour faire de la bossa nova. C’est la première chose que j’ai commencée à jouer. Tu veux que je te dise, je ne sais jouer que ça à la guitare. Je l’intégrais de plus en plus à ma musique et ça s’est fait naturellement. J’ai appris un instrument qui peut selon moi ajouter sa valeur à mon art.

Comment est-ce que tu as appris ?

Je fonctionne par chanson. Si j’en aime bien une, je vais essayer de reproduire ce que j’entends en disséquant les accords ou bien si je galère je regarde un tuto ou un live pour voir la position des doigts.

Un autre aspect qui m’a marqué, c’est la prédominance du chant. Comment l’as tu travaillé ?

J’ai pris des cours. Je me suis même blessé les cordes vocales parce que j’avais une mauvaise technique. J’assume de plus en plus et je travaille dans ce sens-là pour progresser, apporter quelque chose de nouveau et sortir de ma zone de confort. Mais aussi, j’écoute bien moins de rap qu’autre chose, de moins en moins. Rapper j’aurais pu le faire toute ma vie, mais il me fallait d’autres challenges. Apprendre la guitare, en jouer sur scène par exemple ça en fait partie. Chanter en studio et chanter sur scène c’est pas la même chose. Ce sont deux métiers différents. Sur scène tu as d’autres éléments, la gestion du trac par exemple. Sur scène, c’est quelque chose que je travaille.

Avec le Trianon qui se rapproche, tu te sens comment ?.

Bien, ça fait un bon moment que je travaille dessus. Ce sera avec un band, je vais m’accompagner à la guitare. J’ai aussi appris pour ça.

Pour revenir sur la bossa nova, je me demandais quels étaient tes premiers souvenirs.

Les gens me prennent pour un mytho quand je raconte cette histoire, mais c’est la vérité. J’ai un souvenir de moi à 13 ans, quand je découvre “A girl from Ipanema” (la version chantée par Astrud Gilberto, ndlr). Je me dis : “Dinguerie”. Je n’avais pas Shazam donc je n’ai pas réussi à trouver qui chantait mais ce morceau est resté dans ma tête jusqu’à ce que je le réentende, cinq ou six ans après. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à plonger dans la bossa nova. J’ai aussi souvent retrouvé des samples de rap français. C’est comme ça que je suis tombé amoureux, Bebel Gilberto, João Gilberto, plein d’artistes.

Sur ces dernières années, lorsque l’on pense à la bossa nova en France, le nom d’aupinard revient très vite. Peux-tu me parler de votre rencontre et de la conception du morceau qui est un beau contrepied ?

La rencontre s’est faite grâce à un compositeur qu’on a en commun, BlackDoe. Il avait parlé de moi à aupinard en lui disant que j’avais aussi cette passion pour la bossa nova. On s’est écrits sur les réseaux et on a organisé un déjeuner au Vapiano. Il avait une guitare, il venait de l’acheter. On a joué des morceaux que l’on aimait bien et ça a crée un lien fort entre nous. Depuis petit, je n’ai jamais connu quelqu’un qui écoutait vraiment de la bossa nova. J’étais un peu seul dans mon truc et rencontrer un petit frère comme lui, ça a été un coup de foudre amical. Un an et demi après notre rencontre, on se retrouve en studio. J’avais une idée d’accords de bossa, ça ne passait pas trop. J’avais une deuxième idée, cette fois-ci on l’a fait sans calcul en prenant du plaisir à le faire et ça s’est fait naturellement. Personne ne s’y attendait. Mais ça me laisse quand même un goût d’inachevé, il faudrait qu’on s’en fasse un dans ce registre.

Sur “Dos” en 2017, les percussions viennent de la carioca funk. Est-ce qu’il y avait une filiation déjà tracée dans ta tête ?

Je suis content que tu le remarques. C’est à l’époque où je suis parti à Rio. J’ai toujours kiffé la musique brésilienne dans son entièreté. Mais je ne me sentais pas encore prêt pour la bossa nova. Vu que je n’avais pas la guitare, je ne savais pas comment l’utiliser. J’ai commencé par la funk, puis je me suis rendu compte que ce n’était pas vraiment ce que je voulais faire. Il y avait néanmoins déjà cet amour pour le Brésil.

T’accompagner à la guitare ça a été un processus naturel ?

Je suis un rappeur donc forcément j’ai des flows qui sont très techniques. Ça m’a permis d’avoir une certaine aisance technique. C’est une dissociation entre ce que ta bouche dit et ce que ta main fait, ça m’a demandé du travail pour être à l’aise et le faire naturellement. Mes accords à la guitare sont assez simples aussi, donc ça me permet de faire les deux en même temps.

Qu’est-ce que ça a changé dans ta manière d’écrire ?

J’ai une autre manière de travailler. Avant j’allais en studio, je créais l’instru, ou on m’en envoyait une, et je commençais à écrire. Là, je peux composer quelque chose chez moi, m’enregistrer avec mon téléphone pour faire des boucles. Par exemple “Réalise”, la maquette je peux la faire sur mon portable. Après je réarrange. Ça a changé mon rapport à la création.

Selon moi, l’EP Energie marque les prémices de ce vers quoi tu te diriges aujourd’hui. Comment le perçois-tu aujourd’hui ?

C’est exactement ça. Il y a un morceau qui s’appelle “Un homme” qui est bossa drill (rires). Sur ce morceau, je me suis dit “je vais le performer, et le performer à la guitare”. En le faisant, je me suis rendu compte que c’est ça que je voulais faire pour la suite. J’ai pris du plaisir, c’est un challenge, ça m’a permis de travailler. La création c’est un chemin et à un moment donné tu as un shifting point. “Un homme” l’a été. Le morceau que j’ai fait après a été “Réalise”. À partir de là, ma carrière a pris un tournant.

Sur cet album, tu fais preuve de beaucoup de sincérité par rapport à ta carrière, tes expériences et tes sentiments. Comment s’est passée l’écriture ?

Certains morceaux ont été durs à écrire, le morceau avec Monsieur Nov ou “Monsieur Saudade” . C’est le format de la musique. Quand tu fais du rap, tu dois être un peu dans l’egotrip, là c’est un format beaucoup plus émotionnel. T’es obligé de faire quelque chose de touchant et sincère, même si j’essayais de le faire dans mes anciens albums. Là, j’ai pu m’y donner à cœur joie. Parfois les morceaux sont difficiles à écrire jusqu’au déclic. C’est difficile puis tu te lèves un matin et ça sort directement.

Peux-tu me raconter le travail derrière le morceau “Achei” ?

Il a été assez drôle à écrire, parce que c’est en portugais. J’avais l’idée de ce que je voulais dire en français mais je ne sais pas parler portugais. J’ai fait appel à une chanteuse brésilienne qui s’appelle Julia sur une application où tu peux trouver des prestataires créatifs parce que je cherchais une chanteuse pour m’aider à traduire et chanter en portugais. On a fait des sessions d’écriture en visio et ça a donné ce résultat. C’était une expérience de fou.

Pourquoi avoir choisi cet extrait de Luv Resval dans le morceau “Saudade” ?

Je me suis grave reconnu dans cet extrait. Saudade c’est la nostalgie. Je suis toujours quelqu’un de nostalgique, qui regarde derrière en me disant : “Ah c’était bien cette période-ci cette période-là.” Il a mis des mots sur quelque chose que je ressens dans ma vie de tous les jours, comme si j’avais dit ces mots exacts. Je voulais lui rendre hommage de cette manière, lui aussi est un Monsieur Saudade d’une certaine manière.

Par rapport à la nostalgie, est-ce qu’il y a des périodes où tu vas plus la ressentir ?

C’est en permanence, partout. J’ai grandi à Paris, quand je marche dans la rue j’ai des souvenirs un peu partout. Je suis quelqu’un qui est souvent seul, j’aime bien me balader, regarder autour de moi. Donc, je cultive mes souvenirs. Ça m’inspire aussi comme sentiment, c’est ce qui a donné cet album.

À travers l’album qui est très ensoleillé, on la perçoit comme quelque chose de plutôt positif

Mais c’est ça saudade. La nostalgie n’est pas forcément la tristesse. C’est une douleur sucrée (rires). Je sais que ces époques étaient bien. Je n’ai pas forcément envie de les revivre parce qu’il n’y avait pas que du positif mais j’aime bien me les remémorer. Ça me fait chaud au cœur quand j’y repense.

Sur RFI, tu disais vouloir explorer des musiques sénégalaises dont le Mbalakh, quels sont les projets pour la suite ?

Je n’ai pas les idées claires encore. Aller vers le Mbalakh, c’est quelque chose que j’ai envie de faire mais ça pourra être dans un, deux ou cinq ans. C’est un projet dans ma tête, je ne sais pas encore comment je vais l’aborder mais j’ai quand même envie de rendre honneur à mes racines africaines dans ma musique. Même si dans la musique brésilienne, il y a très souvent déjà un lien avec l’Afrique.

Des artistes t’ont marqués autant que ceux de bossa nova ?

J’aime beaucoup Baaba Maal, Ismaël Lo mais aussi des rappeurs comme NIX que j’écoutais beaucoup quand j’étais plus jeune. Mes parents viennent de Casamance, donc il y a aussi Ucas Jazz Band De Sedhiou dont j’avais la cassette quand j’étais chez moi.

Propos recueillis par Arthus Vaillant
Photographies par Cheyenne Boya

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