Jäde : “Je pourrais faire des chansons d’amour toute ma vie”

La chanteuse a sorti son album “Les malheurs de Jäde” ce 15 mars 2024. Crédits : Cheyenne Boya, pour Shimmya

À la recherche d’un nouveau souffle, Jäde est partie en solitaire à Londres. L’envie de tester de nouvelles directions, de faire quelque chose de plus grand pour son premier album la travaillent après une forte remise en question post-Météo. De nouvelles inspirations en tête, la chanteuse et rappeuse basée à Paris a écrit ses Malheurs “avec la même légèreté que dans le dessin animé”. Un album toujours dicté par les relations amoureuses, avec un regard différent et des portes ouvertes vers d’autres sujets : l’anxiété, l’industrie musicale ou les séances chez la psy.

Quel effet ça fait de sortir sa propre musique pour la première fois depuis deux ans ?

Je suis assez excitée, contente de ressortir des choses. J’avais un peu peur que ça fasse trop longtemps. Le rythme des sorties va super vite, donc je me suis mis dans cette mentalité : “Il faut que je reprenne tout à zéro.” Dans le même temps, je sais que j’ai mon public qui est encore là et qui attend mon retour. Pour moi, c’est comme s’il n’y avait jamais vraiment eu de pause, parce que je suis toujours en train de faire du son.

Il s’agit de ton premier album. Comment le distingues-tu de tes EPs ?

Je le vois comme une nouvelle ère. Quelque chose de plus grand, de plus sérieux que les EPs. J’accorde une certaine importance au premier album. Sans pour autant me prendre trop au sérieux, il faut rester naturelle. Dans la manière de créer, j’essaye de rester la même en faisant ce que j’aime. Sur la globalité du projet, il faut essayer de trouver un lien, que ça paraisse une pièce aboutie. Pour les sonorités ou l’image par exemple, là où c’était peut-être moins investi sur les EPs.

Pour la sortie de Météo, tu disais chez Numéro : "Je ne qualifie pas cet objet comme un album, parce que selon moi, j’ai des choses à faire avant, des objectifs à cocher." Quelles ont été ces choses à faire et objectifs à cocher ?

Ce sont des objectifs pour moi, pas forcément pour les autres artistes. Mais par exemple, je m’étais challengée à écrire des morceaux qui n’étaient pas forcément portés sur les relations amoureuses. C’est quelque chose que j’avais vraiment envie de tester. Aussi, il y a trois morceaux que j’ai co-composés sur cet album alors que je ne l’avais jamais fait avant. Puis, par rapport à ma place dans l’industrie, par rapport aux contrats, je suis dans un label depuis quelque temps et maintenant j’essaye de diriger un peu plus les choses, d’être plus indépendante malgré tout.

Quel a été le point déclencheur de cet album ?

Franchement, il y en a plusieurs. Quand je finis Météo, j’ai eu une remise en question par rapport à tout ce que j’ai fait depuis le début de ma carrière. Une réflexion, pas forcément positive, se déclenche sur ce que je vais pouvoir faire pour la suite. Après ça, je pense que le déclic le plus gros ça a été le voyage à Londres. J’ai pu vraiment commencer à retrouver ma voie, revenir avec des sons dont j’étais plutôt fière et l’envie de faire un disque. 

Pour quelles raisons es-tu partie à Londres, comment avais-tu préparé ce voyage ?

Je l’avais préparé un peu en vite fait. Je suis partie seule, donc assez différent de ce que j’ai pu faire par le passé. J’étais un peu perdue, je m’ennuyais à Paris, je ne me sentais pas super bien, j’avais besoin de changer d’air. À la base, c’était juste ça. Le séminaire n’était pas prévu. Mais comme j’aime faire de la musique, je me suis dit que j’allais en profiter. Puis après, j’ai parlé à des producteurs sur Instagram. On se connaissait pas, c’était la débrouille. Je suis partie à l’aventure, ça s’est plutôt bien passé alors que je ne suis pas super sociable. Le simple fait de changer d’environnement est inspirant, ça m’a aidé à écrire. 

Combien de temps a duré le voyage ?

Un mois et demi. Voyager seule c’est une super expérience. J’aimerais bien le refaire. Les producteurs de Londres, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, ont des facilités à aller d’un genre à un autre. Il n’y avait pas de limite dans le processus de création. 

Avec Makala il parait que vous vous êtes rencontrés en Suisse. Comment ça s'est fait ?

C’était pas un voyage pour le coup, plutôt un aller-retour. Juste pour la soirée, pour terminer le morceau au studio. Je suis arrivée avec deux maquettes, il en a bien aimé une et a écrit son couplet directement après. On a passé une bonne soirée et on a bien rigolé. Je procède souvent de cette manière, j’envoie des choses que j’ai déjà commencées. Sur celui-ci, il y a un petit jeu de séduction mais pas 1er degré et je me suis dit qu’avec les sonorités du morceau, ça pouvait lui plaire. Il a fait le mec timide dedans, ce qui m’a surpris (rires). C’était marrant de l’entendre dans ce registre-là.

Dans cet album, le morceau “Fuck la psy” sort du lot au niveau de la production qui a des aspects rock, peux-tu me raconter la création de ce morceau ?

Ce morceau a des petits côtés rock, presque hyperpop mais assez organique. En vrai, j’ai écouté beaucoup de ce genre de musiques. J’avais des références, déjà le côté R&B avec grosses guitares rock, je l’ai entendu chez SZA ou Amaarae. J’avais envie de m’amuser donc j’étais dans ce délire. Ce morceau a été fait juste après le voyage à Londres, j’étais revenue avec plein d’idées. Un producteur, Tenma, voulait faire une session. Comme c’est un gars de base qui vient du rock, il était assez ouvert pour faire ce genre de prods. 

Avec qui d’autres est-ce que tu t’es entourée pour produire cet album ?

À la production, on retrouve beaucoup Koffi Bae, avec qui je travaille depuis longtemps, sur “Groupie Love”, “Satin” ou “Balançoire”. Il a une patte assez feutrée et retro. Il n’a pas vraiment de prods à lui, il pose simplement des synthés sur pas mal de morceaux. On retrouve aussi Roseboy666. Ce sont eux les deux acteurs principaux.

Sur cet album, deux titres sont des balades à la guitare, quelque chose que tu faisais enfant avec ta sœur. Qu'est-ce qui t'a donné envie d’y retourner ?

Je suis très à l’aise dans ce format-là parce qu’effectivement c’est mon format de départ, quand j’étais adolescente. Ce type de morceaux, “Get Out” avec Zamdane par exemple, j’aimerais le développer en live pour lui donner un côté intimiste. Nous travaillons dessus pour la Gaîté Lyrique. 

Par rapport au titre de ton album, qui fait un clin d’œil aux Malheurs de Sophie, pourquoi avoir choisi une telle référence ?

J’aime surtout les sonorités enfantines que ça dégage. Comme je raconte des choses tristes, j’ai envie de légèreté, pas que ce soit trop badant. Ce sont des malheurs, mais pas des choses folles, des petits malheurs (rires). Je me disais qu’avec ce titre on comprendrait que ce n’est pas sérieux. Il y a évidemment une petite référence au conte/dessin animé, que j’ai vu quand j’étais enfant. 

En lisant les paroles du générique, on pourrait croire que tu l’as ghostwrité : "J'ai des malheurs et des joies aussi. Je fais tout ce qu'on m'interdit."

Ahh c’est cute (rires).

Et justement en regardant Les Malheurs de Sophie, je trouve qu’on ressent des synergies notamment dans la fierté de revendiquer son indépendance. 

C’est ça, avec un côté à la fois rebelle et chipie. Ce que j’aime bien, c’est qu’à la fin des épisodes, elle s’excuse. Elle apprend et grandi après chaque épisode. Mais c’est vrai que y a ce côté j’en fais qu’à ma tête qui est similaire. 

D'où te vient ton appétence pour le storytelling ?

C’est ce qui me plait le plus généralement en musique, même en tant qu’auditrice. J’ai toujours été une fille qui aime les histoires, même si je n’ai pas lu énormément de livres. J’ai un goût pour les mots et la langue française, c’est ce que je préférais à l’école. J’ai besoin qu’on me raconte des choses, qu’on me divertisse (rires). 

Sur tes EPs, je sentais une sorte de quête vers la dualité, que ce soit dans ta manière de parler d'amour, de tes relations, jusque dans le séquençage des morceaux où tu pouvais enchaîner egotrip comme “Milano” avec “Docteur” ou “Adulte” puis “Bisous”. Sur cet album, c'est moins binaire, tu convoques plutôt une forme de multipolarité. Qu'est-ce que tu en penses ?

C’est vraiment ça. J’avais cette volonté parce que je trouvais ça cool d’aller sur plusieurs terrains. Dans le même temps, j’avais aussi une gêne parce que j’ai peur de trop me perdre et qu’on ne me comprenne pas. Une question est beaucoup revenue quand j’ai fini Météo et que j’étais dans ma réflexion : “Mais meuf c’est quoi ton style en fait ?” C’est positif parce que j’ai envie d’être cette artiste versatile, mais c’est vrai que c’est assez compliqué de réussir de se perfectionner. Je voulais resserrer ma musique, l’harmoniser. Les artistes, on peut parfois trop se prendre la tête. 

Comment tu fais pour ne plus penser à tout ça ? 

Déjà quand je fais l’album, je pense à quelque chose de plus global. Que Roseboy666 m’accompagne sur tous les morceaux, ça a permis de donner une certaine harmonie. De faire des arrangements, ça rajoute une plus-value. Même au niveau du texte, qu’on le lise et qu’on se dise “ça c’est du Jäde”, c’est un autre objectif par exemple. 

On vient, à peu près, de la même génération donc je voulais te parler d’un morceau avec lequel nous avons grandi : “I kissed A girl” de Katy Perry. Les paroles et le clip qui abordent aussi frontalement ces sujets, ça m’avait marqué, en me disant : “Ah ouais, c’est possible de faire ça ?” Je me demandais si elle ou d’autres artistes t’ont fait cet effet-là en grandissant et ont eu une influence sur le fait que tu ne veuilles pas mettre de filtre ?

C’est trop marrant que tu dises ça. Je ne sais pas si c’est une référence pour les autres, en tout cas que ce soit commun comme référence de sortir une artiste comme elle parce que c’est commercial, mais je suis super d’accord. Ça m’avait traumatisé. En termes de référence par contre, je me suis plutôt tournée vers les artistes français parce que la difficulté est là : écrire des textes en français. Tu peux écouter des chanteuses comme SZA dire des choses crues puis t’essayes de le faire en français et tu te rends compte que c’est super dur. Donc il a fallu que je cherche des artistes francophones qui arrivaient à dire les choses plus naturellement. J’ai beaucoup écouté Bonnie Banane à mes débuts. Elle a une écriture assez conceptuelle, mais ce n’était pas lisse. A force de faire ce genre de rencontres, ça m’inspire. Parce qu’en termes de chansons R&B en français je n’ai pas eu beaucoup de coups de coeur. Le rap par contre, oui. C’est ça aussi qui m’a aidé à construire une écriture.

Quand tu parles d'amour, les histoires sont très personnelles avec peu de références faits à l’extérieur de ta vie. En dehors de la musique, as-tu des références culturelles sur l'amour ?

Je n’ai pas trop tendance à m’inspirer d’œuvres. Parfois ce sont simplement les histoires de mes amis. Il y a des passages où je ne parle pas de moi, ça peut être une phrase de mon père ou ma sœur. En termes d’œuvres, ce serait plus pour l’image. Des films comme “Virgin Suicide”, très rose éclairée, pastel, ça a été une inspiration pour l’album.

Tu disais : "Chéri ne me parle pas d'amour, comme si t'en comprenais le sens", sur le morceau “Cliché” de la ClichéTape. Quand tu repenses à cette périodee, comment ta manière d'écrire sur l'amour a évolué ?

Elle a évolué par rapport à mon opinion et mes expériences personnelles. Au début, j’étais vraiment en mode : “Les mecs sont cons”. Je ne dis pas qu’aujourd’hui c’est très différent mais je ne suis plus autant à cheval sur le truc. J’imagine qu’en six ans j’ai pris de la maturité sentimentale et que j’arrive à faire la part des choses. Parfois, je pense qu’on a l’impression que je suis trop énervée contre les hommes mais en vrai pas du tout. Je suis très lucide et j’aime juste plaisanter autour de ça. Aujourd’hui, dans mes relations personnelles, ça se passe de mieux en mieux, donc je n’ai plus cette haine. Je n’ai pas encore écrit de chansons vraiment positives sur l’amour, ce n’est jamais que le côté : “Ouais lui c’est un connard.” Parce que sur “Certifié Lover Girl” par exemple, je me clashe moi-même sur trois minutes en disant que je suis une victime. Au moins ça permet de montrer différentes facettes. Il faut que je le fasse sinon j’ai l’impression de mentir. Des artistes le font, comme Shay qui est très “bad girl”. Je préfère faire comme je fais, j’ai l’impression que ça va toucher plus de gens.

Les relations amoureuses sont ta source d’inspiration principale. Sur cet album, tu as un morceau où tu parles d’une autre facette avec la santé mentale. Souhaiterais-tu t'étendre à d’autres sujets personnels pour la suite ?

Sur ce dernier, j’ai réussi à aborder le sujet de l’anxiété ou de l’industrie musicale (“Mode d’emploi”). Pour le reste, je n’y suis pas encore. Je ne réfléchis pas trop à ça pour le moment. Déjà, faire un pas de côté, c’était déjà une mission. Je pourrais faire des chansons d’amour toute ma vie. Ce n’est plus un problème.

Je voulais finir par un point commun qu’on a tous les deux, de marcher la nuit dans Paris. Quand je le fais, ça me permet de réfléchir à plein de choses auxquelles je n’ai pas le temps de penser la journée, pour quelles raisons le fais-tu ?

Tu fais combien de pas, tu ne calcules pas ? Il faut que t’ailles voir sur l’application Santé. 

Je n’ai pas d’iPhone.

Ah merde (rires). Depuis que j’ai ça, tous les jours j’essaye de faire au moins 10 000 pas. Ça fait au moins une heure. Depuis septembre, je me suis mise à faire ça. ça me fait du bien. Je le fais seule la plupart du temps, ça permet de souffler, décompresser et réfléchir un peu. Parfois tu te prends la tête pour des trucs de merde, tu fais une marche de deux heures et ça va mieux. Je le fais beaucoup de nuit parce que je me couche très tard. Mais j’ai dû arrêter de faire ça en pleine nuit parce que j’ai eu des petits soucis donc je suis un peu dégoûtée. Je pense m’acheter une cagoule et refaire ça, parce que ça me manque un peu (rires). Parfois j’aime bien écouter des morceaux en marchant, ça peut m’inspirer des textes que je m’empresse d’écrire dans mes notes. 

Propos recueillis par Arthus Vaillant
Photographies par Cheyenne Boya

Précédent
Précédent

‘Déconstruction’ avec Ocevne : “J’ai découvert une voix chez moi que je ne pensais pas avoir”

Suivant
Suivant

Erika de Casier : “Je ne veux pas être une artiste simplement Y2K”