Erika de Casier : “Je ne veux pas être une artiste simplement Y2K”

Photographie : Igor Kov, pour Shimmya

Avec Still, son troisième album sorti le 21 février dernier, la chanteuse basée au Danemark a repoussé ses doutes et son angoisse pour poursuivre ses expérimentations à la lisière du R&B, de la pop et des musiques électroniques, jungle ou garage. “Je n’ai jamais voulu être trop dans une sphère précise”, raconte-t-elle aujourd’hui, pour se démarquer de l’étiquette Y2K parfois injustement apposée. Hautement référencée et bercée par des kicks énergiques, la musique de la transfuge s’enrichit des collaborations de Blood Orange, Shygirl ou They Hate Change. En découle un album presque fouillis mais toujours distingué, sur lequel l’artiste née au Portugal clame son amour pour le storytelling.

Tu disais avant ton premier album “I panicked, I got cold feet”. Comment te sentais-tu avant la sortie de Still ?

Pareil (rires). Avant la sortie, je n’avais plus envie de sortir l’album. Je passais des coups de fil à l’équipe : “Il faut arrêter la production des vinyles, tout arrêter (rires).” Je ne me souvenais plus que j’avais fait la même chose pour le premier, mais j’ai cette sensation avant chacune de mes sorties. Je me dis à chaque fois que ce n’est pas assez bon, que je peux faire mieux, que ce disque ne me ressemble plus désormais. Quand tu fais un album, il y a plein de choses qui rentrent en compte dans la production et ça peut prendre des mois. Une fois que ce laps de temps est passé, tu peux avoir évolué musicalement vers autre chose tout en devant ’en tenir à ce que tu as fait, ce que je trouve assez embarrassant. C’est pour cela que l’album s’appelle Still. j’ai décidé de garder cette version fixe qui avait été faite. Si je devais tout arrêter à chaque fois que j’avais cette sensation, je n’avancerais jamais et rien ne sortirait.

Cela fait longtemps que l’album est produit donc ?

Non pas vraiment. J’ai commencé après la sortie de mon second album, donc en 2021. Ce qui m’a vraiment étonné parce que je ne pensais pas que ça remontait à si loin. Certains morceaux sont plus récents. Mais, tu sais, quand tu travailles si ardemment sur quelque chose, tu peux en devenir malade. Je travaille constamment sur de nouvelles maquettes pour que mon son évolue. C’est pour ça que j’ai besoin d’être accompagnée aussi. Quand j’étais dans ma phase de doute, j’ai appelé Natal Zaks. Il m’a dit que je ne retenais pas les leçons (rires).

Par rapport à la recherche de “ton” son, tu as la sensation de l’avoir trouvé ?

Quand j’ai commencé la musique, c’était une question que je me posais beaucoup. Je voulais trouver ma propre voie, créer mon propre son comme si ça allait arriver soudainement : “Et si je mélangeais un kick de 808 avec la guitare ? Ça pourrait être ça.” Cette recherche, tu ne peux pas vraiment y échapper. Seulement il y a tellement de choses qui créent un morceau, les mélodies que tu choisis, la mixture, les tonalités, tout ça te définit. Ce n’est pas forcément un objectif pour moi, ni dans l’autre sens quelque chose dont j’ai peur, c’est juste là.

Sur cet album, tu as d’ailleurs expérimenté de nouvelles sonorités et sur “Lucky” tu as samplé un morceau de pop hongroise. Comment ce morceau est né ?

J’ai fait la prod en attendant de monter sur un ferry. Avec des amis, on s’est lancé un défi de chacun produire en se disant qu’on écoutera ensuite en rentrant ce qu’on a fait. J’ai mis mes écouteurs et j’ai composé super rapidement à partir du morceau “Can’t Let Go” de Linda Kiraly. J’y ai ajouté un pack de cymbales très rapides, ça faisait “breakbeat, bom bom bom bom bom” et ça collait vraiment avec la vibe chaotique dans laquelle j’étais. Après ça, je n’y ai pas retouché pendant plusieurs mois avant de le redécouvrir sur mon ordinateur. J’adore la mélodie dessus. J’ai écrit les paroles avant d’envoyer à Natal qui a rajouté les kicks dessus. C’est un morceau qui était déjà très rapide et il m’a dit : “Faisons encore plus vite”.

En parlant de Natal Zaks, tu as co-produit tes deux premiers albums avec lui. As-tu voulu t’ouvrir à d’autres producteurs sur ce troisième album ?

J’ai collaboré avec Nick Leon pour le morceau “Ex-Girlfriend”. Avec la maquette que j’avais, je n’arrivais pas à ce que ça bounce comme je l’imaginais. Quelque chose manquait. Je ne savais pas vraiment quoi, mais je savais qu’il trouverait. Même si j’ai tous les plugins sur mon ordinateur, je voulais voir ce que ça donnait avec de vrais instruments alors j’ai appelé Kristen Nyhus Janssen à la guitare et Jonathan Jull Ludvigsen à la batterie. Et avec tout cela, je lui ai demandé de faire une prod breakbeat, en valse en C et il a réussi à rendre le morceau comme je le voulais. C’est la première fois que j’invite des musiciens à travailler de cette manière sur mes morceaux. Avant, c’était simplement Natal et moi, dans un espace clos. On ne pouvait être que deux personnes maximum. Maintenant je me sens plus à l’aise.

C’est la première fois également que tu invites des chanteurs sur un de tes disques, le sentiment est-il similaire ?

Oui, je pense. Avec Shygirl, nous avons déjà travaillé ensemble par le passé. Je savais donc déjà comment sonnent nos voix lorsqu'elles sont sur le même morceau. Pour “Ex-Girlfriend”, son nom m’est venu naturellement à l’esprit. La réflexion est proche de celle du choix d’un instrument qu’on va sélectionner en fonction du son qu’il donne.  

Il s’agit également de ta deuxième collaboration avec Blood Orange, peux-tu m’en dire plus sur votre alchimie ?

Je ne me souviens même pas comment ce morceau est né. Je ne me souviens pas lequel d’entre nous a contacté l’autre mais nous avons échangé sur les réseaux sociaux. J’ai été assez impressionnée par sa tranquillité la première fois que je l’ai vu, lorsqu’il est avec toi tu le ressens vraiment. Avec lui, je crois que j’avais cette sensation d’inaccessible alors qu’il garde un œil attentif sur les nouveaux artistes et il est très humble. Je lui ai dit qu’il me rappelait mes amis de ma ville natale. Il a une aura qui correspond vraiment à la musique qu’il fait. ça m’aurait vraiment étonné s’il avait été un abruti (rires). Je lui ai rendu visite à New York, il m’a invitée à l’un de ses concerts. Nous nous sommes promenés avec son chien, c’était un bon moment.

Quel est le processus créatif de la pochette du disque ?

J’adore le travail de Colin Solal Cardo, l’artiste qui a pris la photo. On jouait dans le studio avec pas mal d’effets pour convoquer le chaos. Cette photo a été prise sans que l’on se dise que ça allait être la bonne. Ce devait être simplement pour des photos de presse. Mais quand j’ai vu le résultat, je me suis dit : “C’est celle-là.” Ce sentiment, je l’adore. C’est ce que je fais pour toutes mes vidéos. Je filme sans trop savoir à quoi m’attendre, puis au montage je trouve comment l'histoire se déroule réellement grâce à tous mes rushs.

Selon moi, ça dresse une sorte de parallélisme car cette pochette convoque une imagerie moderne, presque futuriste, couplée à des références des années 90-00s, comme ta musique finalement. 

J’adore que tu dises ça. Je ne pense pas l’avoir réfléchi en ces termes mais, durant le processus créatif, j’ai eu une réflexion similaire. Comme je suis consciente de mes références et inspirations, qui sont lourdes à porter, je n’ai jamais voulu être trop dans une sphère précise. Je ne veux pas être une artiste simplement Y2K, je trouve ça ennuyant de refaire simplement quelque chose qui a été refait encore et encore. Je préfère les prendre pour les incorporer à notre époque. 

Erika de Casier - “Still” - 4AD Ltd

Qu’est-ce qui te provoque du plaisir dans le processus d’écriture ?

Je pense que ça vient d’un mélange de plusieurs choses. Je commence toujours par la production. Les sonorités créent ensuite quelque chose en moi. J’ai parfois cette sensation en écrivant, je me dis : “Oui c’est exactement ce que je cherchais à écrire”. Comme si c’était déjà dans ma tête et qu’il ne me manquait plus qu’à trouver la bonne musique pour le faire. C’est comme un puzzle. Ce que j’adore dans l’écriture, c’est que ça peut venir de tellement de manières différentes. Quand j’écris ce n’est pas comme une tâche ingrate, un boulot que je suis obligé de faire mais plutôt comme si j’écrivais mon journal intime dont certaines des lignes deviennent des chansons. 

Je voulais te parler d’une phrase que tu as sur le morceau “Anxious” : “Aged a century in a year”. Comment est-ce que tu gères l’anxiété en tant qu’artiste exposée au succès ?

J’ai l’impression que le stress fait vraiment vieillir et que l'anxiété peut devenir de plus en plus intense. Cette ligne parle d’une période de ma vie où j’ai été exposé à beaucoup d’anxiété. J'ai senti que je devais vraiment trouver des moyens de détendre mon corps, de respirer, d'accepter mes pensées. C’est l’un des morceaux qui m’a fait le plus douter paradoxalement. Mais je suis heureux de l’avoir sorti. Ça ne me vient pas naturellement de monter sur scène, de capter l'attention et d'interpréter mes morceaux. C’est quelque chose que j'ai dû travailler progressivement. Le plus dur n’est pas d’écrire les paroles, mais de pouvoir les assumer.

C’est la première fois, sur “Toxic”, que tu chantes en danois. Dans une précédente interview, tu parlais de la complexité que ça avait été pour toi d’arriver enfant dans ce pays sans parler la langue, pourquoi avoir choisi de le faire dans ce morceau ?

Nous avons tous une histoire, avec de bonnes et mauvaises expériences. Au Danemark, ça n’a pas été que mauvais durant mon enfance, sinon je n’aurais pas décidé d’y vivre. Sur ce morceau, c’est venu assez naturellement. Je ne me suis pas dit “Oh tiens et si j’écrivais en danois sur cette partie.” Je comprends pourquoi tu te poses la question, après tout pourquoi utiliser une langue qui a été matière à créer de la douleur ? Mais aujourd’hui, c’est chez moi. Le danois est la langue que je parle le mieux après l’anglais.

A-t-il été facile de l’apprendre ? 

Non (rires). J’étais enfant alors ça m’a un peu aidé, mais ce n’est pas une langue facile à apprendre. J’ai vu des adultes tenter de l’apprendre, c’était assez fou.

Propos recueillis par Arthus Vaillant
Photographies par Igor Kov

Précédent
Précédent

Jäde : “Je pourrais faire des chansons d’amour toute ma vie”

Suivant
Suivant

Abou Tall : “Rapper, j’aurais pu le faire toute ma vie, mais il me fallait d’autres challenges”