ÉNAÉ: “Je rêvais d'être là où j'en suis maintenant”
Photographie par Kevin Leportrait
À la fin de son adolescence, en débarquant à Toulouse, ÉNAÉ dit avoir “reconnecté avec sa créativité”. Exit les études, la jeune artiste franco-américaine s’est investie “à 300%” dans la musique. “2024 j’ai mis toutes mes frayeurs dans un tiroir”, chante-t-elle sur Et le temps passe. Depuis, trois EPs sont sortis. Le dernier en date (Les Ailes, le 14 février dernier), est sans conteste son plus organique, le plus léché dans la production et dans l’espace réservé à sa voix. De ses premières aventures au piano, reprenant les mélodies d’Amélie Poulain composées par Yann Tiersen, un instrument que l’on retrouve notamment sur le morceau éponyme aux clins d’œil adressés à ses icônes dont Rihanna (SWM), ÉNAÉ puise autant dans la nostalgie que dans un présent garni en prise de maturité et conscience de son horizon musical. Dans un univers qui reste hybride, aux accents majoritairement R&B et soul, ce disque puise également dans des sonorités afro-caribéennes pour un mélange riche de genres sur lequel l’artiste ferme une boucle. “Mes premiers morceaux portaient déjà pas mal sur les sujets dont je parle dans ce troisième EP”, souligne l’artiste, citant les énergies, sa famille et ses relations amoureuses. Entretien.
Avant de te lancer sur cet EP, quelles étaient tes volontés ?
Je savais d'ores et déjà que je voulais partir vers un projet organique. Je voulais au maximum avoir de vrais instruments, que la voix soit mise en valeur et avoir quelque chose qui groove vraiment. L’idée était qu’il n’y ait pas une session studio sans un bassiste, un batteur ou un guitariste. Je voulais faire un disque qui me ressemble à 200%. Mon intention première n’était pas de plaire aux gens, c’était que ça sonne comme je le souhaite. J’espère que c’est un disque qui vieillira bien.
Cet EP est riche en termes de production, quelles sont celles sur lesquelles tu as préféré travailler ?
Pour Et le temps passe, je me suis beaucoup amusée à faire les chœurs avec Natasha (chanteuse toulousaine de gospel), qui m'accompagne sur les harmonies. J’avais pour but d’aller chercher un maximum de groove dans la voix. Les Ailes, aussi, a été un morceau hyper intense en studio. On a mis un peu de temps à l'enregistrer avec toutes les voix et tous les chœurs. C'était un vrai travail d'harmonie, qui était super intéressant. Parmi les meilleurs souvenirs, il y a la création de Nos plus beaux sourires. On l’a fait en FaceTime avec le guitariste et je le guidais en essayant de lui expliquer quelle vibe je cherchais. On a ensuite accompagné la production d’harmonies très travaillées, dans un style gospel, très spirituel finalement. Je trouve ça toujours beau de partir de rien et arriver à un morceau fini.
Pour ce morceau, les conditions étaient assez exceptionnelles. Mais, généralement, comment travailles-tu avec les producteurs ?
C’est vrai que c’est rare comme manière de faire, on était un peu dans le rush. Après, on a peaufiné le morceau en studio quand même. Mais sinon, il y a trois prods que j’ai reçues en pack, venant de compositeurs dont j’aime le travail. Ensuite, j’enregistre mes voix chez moi avant d’enregistrer les versions définitives en studio. Sinon, pour les morceaux Les Ailes, Official, Nos plus beaux sourires ou Demain je pleurerai, ce sont des vraies créations studios sur lesquelles j’ai participé à la composition. C’est un bon équilibre.
J’aimerais revenir en arrière, te souviens-tu de tes premiers liens avec la musique ?
Je me rappelle avoir commencé le piano très jeune, aux alentours de six ou sept ans. J’avais déjà un lien fort avec la musique. Et puis, ça en écoutait beaucoup à la maison, à travers différentes influences. J'ai toujours baigné dans la musique.
Dans SWM, tu fais un clin d’oeil à Rihanna. À part elle, qui écoutais-tu plus jeune ?
j'aime beaucoup Rihanna, je l'aime toujours. Il y a énormément d'artistes comme Ibeyi, Amy Winehouse, Willow Smith. Des classiques de la soul aussi comme Aretha Franklin ou James Brown. Sinon Michael Jackson ou Eminem aussi, à l’ancienne. Puis plus récemment, Jorja Smith, Rosalia, Snoh Aalegra, SZA, PartyNextDoor et Leon Thomas. Aujourd’hui, je pense avoir bien intégré ces références. Ce clin d’oeil est là pour rappeler que ce qu’on écoute nous influence toujours.
Quand est-ce que tu as commencé à te dire que tu allais partager tes propres morceaux ?
Cette période a commencé à la fin de mon adolescence, quand je suis arrivée à Toulouse. Je me suis vraiment reconnectée à ma créativité là-bas. J'allais beaucoup en jam et je passais ma vie à écouter de la musique et des typebeats ou des samples sur YouTube. J'étais dans un vivier d'inspiration. À ce moment-là, je faisais des études, mais la musique prenait tellement de place dans ma vie, je commençais à être invitée par des radios locales. C'est là que j'ai décidé d'arrêter mes études pour me consacrer à la musique et que je m’y suis mis à 300% parce qu’à ce moment tu n’as pas d’autre choix que de persévérer. Tu ne peux pas abandonner.
C’est à Toulouse que tu as fait tes premières connexions avec des producteurs ?
J'ai eu une première équipe quand je suis arrivée à Toulouse, mais ça s’est terminé il y a un moment maintenant. Depuis, je suis en totale indépendance.
Comment tu te sens par rapport à cette période dans ton rapport à la création ?
Déjà, j'ai beaucoup plus confiance en moi, en ma musique et en ce que je veux incarner, ce que je veux dégager. À l'époque, j'avais 20 ou 21 ans, j'étais un bébé. Aujourd'hui, je suis plus grande, donc forcément, il y a une certaine maturité qui a évolué dans mon esprit. Je sais surtout beaucoup plus ce que je veux en termes de direction artistique. Je pense que ça sent dans mon troisième projet. C'est quelque chose qui se peaufine avec le temps. En tant qu'artiste, on se cherche, on met du temps à se trouver, on se cherche toute notre vie finalement. Mais je dirais que je me suis beaucoup plus affirmée et que je sais avec qui je veux bosser aussi.
Dans Nos plus beaux sourires, tu chantes: “Sur le chemin de ma lumière, je commence à toucher le soleil”. Qu'est-ce qui te fait penser à ça ?
Cet EP parle de chercher sa propre guérison, sa propre lumière, sa propre paix intérieure et c'est ce que j'ai voulu exprimer dans cette phrase. On a connu des moments durs qui font ce que nous sommes aujourd'hui. Malgré ça, on a toujours le choix d'aller chercher la lumière, d'aller chercher la paix, de se sentir bien, de s'entourer correctement et de se soigner.
Dans une vidéo postée sur Instagram, tu parlais des doutes lors de la création de cet EP. Qu’est-ce qui t’a permis de passer outre ces doutes ?
En fait, c'est la musique qui m'appelle, je n'ai pas le choix. C'est tellement ma passion, c'est tellement un truc qui m'habite et qui me soigne. Certes, parfois, je vais avoir le syndrome de l’imposteur. C'est vrai, ça arrive. Mais quoi qu'il arrive, si je ne fais pas ça, je fais quoi ? Je n'ai pas de plan B. Je fais mon maximum, je fais les choses avec le cœur et pour les bonnes raisons surtout. Et après, on verra. Quoi qu’il arrive, aujourd’hui, je me sens super chanceuse de faire tout ce que je fais, même si le chemin est encore long. Je vis de la musique, je suis intermittente. Je vais faire le Zenith de Jok’Air à Amiens. Il y a plein de choses incroyables pour lesquelles je suis déjà hyper reconnaissante. Je pense que c'est important en tant qu’artiste de bien visualiser le chemin parce qu'on est toujours là à vouloir plus. Moi aussi, j'ai envie d'avoir un million d'auditeurs par mois parce que je suis ambitieuse. Mais, il ne faut pas oublier tout ce qu'on a accompli, toutes les petites graines qu'on a semées. Il y a cinq ans, je rêvais d'être là où j'en suis maintenant. C'est ce qui m'aide à tenir le cap.
Cette réflexion tu l’as eue particulièrement en travaillant sur ce projet ?
J'en avais conscience avant, mais pas à ce point. C'est-à-dire que parfois, la foi que je peux avoir, elle peut être cachée par de l'ego. L'ego, pour moi, c'est le contraire de l'amour, c'est la peur, ce sont les angoisses, les doutes. Dès lors que tu commences à travailler sur ça, il y a d'autres champs qui s’ouvrent à toi et tu apprends à lâcher prise. C’est ce qui s’est passé avec ce projet.
De quelles intentions animes-tu désormais ton écriture ?
Je veux plus parler de mes expériences, de celles des autres aussi. De plus en plus, j’essaye d’écouter leurs histoires parce que j'ai besoin de me nourrir avec. Le fait de voyager, d'aller découvrir de nouveaux endroits peut aider. Je pars en République dominicaine en avril, c'est pour me ressourcer, mais je sais que c'est aussi pour prendre de l'inspi'. J'ai besoin de ça, de voir de nouveaux visages, des vibes différentes. Après, j’ai aussi ma famille, mes proches, mon histoire familiale qui n'est pas comme les autres. Pour le prochain projet, j’aimerais aller encore plus dans le deep, rentrer encore plus dans ces sujets-là, les conflits familiaux.
Tu as déjà essayé ou tu te mets une barrière ?
J'ai déjà essayé. Ce n’est pas facile, ça demande certaines ressources. Mais, je pense que je le ferais quoi qu’il arrive.
Qu’est-ce qui te freine pour le moment ?
Trouver les bons mots. Parce que l'écriture en français, c'est subtil, il faut faire ça bien. Ça peut vite être à côté et c'est important d’avoir cette justesse des mots. Je mets du temps à écrire parfois parce que je veux être juste dans mes mots. En français, quand c'est ta langue maternelle, quand tu la chantes, ça n'a rien à voir. Je ne ressens tellement pas la même chose que quand je le fais en anglais. C'est une vibe, l'anglais. Je kiffe aussi. De toute façon, je suis franco-américaine, j'ai ça en moi.
En termes d’écriture, qu’est-ce que tu penses avoir gagné vis-à-vis de tes premiers EPs ?
Sur cet EP, je pense être beaucoup plus mature. C’est une ÉNAÉ qui a pris confiance en elle et qui a conscience de sa valeur. Alors que dans les autres EPs, j'étais plutôt dans une forme de recherche, de compréhension avec les hommes, de validation, aussi, des hommes, d'avoir l'attention pas forcément pour les bonnes raisons, parce que j'étais plus jeune aussi. Ce n'est pas la même quand tu as 20 ans, que quand tu as 26 ou 27 ans. Je suis beaucoup plus affirmée. Je sais aussi ce que je veux avec les hommes et ce que je ne veux pas (rires).
Lors de son concert à Paris, la Britannique Shae Universe racontait que deux morceaux de son dernier EP avaient été écrits alors qu’elle regardait son compagnon dans les yeux. As-tu besoin d’éléments visuels en guise d’inspiration ?
Ouais, carrément. J’ai besoin de me mettre dans une sorte de cocon pour essayer de revivre ce que j’ai ressenti à ce moment-là pour être la plus juste dans mon écriture et pour être la plus sincère dans mes émotions. Donc je comprends ce qu’elle a fait, elle a été courageuse franchement parce que j’ai déjà écrit un son alors qu’il était dans le salon et moi dans la chambre et je ne me sentais pas bien de faire ça. Donc elle, ce qu’elle a fait, c’est une dinguerie (rires).
Enaé a sorti l’EP “Les Ailes” le 14 février 2025.
Propos recueillis par Arthus Vaillant