La Cherise sur le gâteau
Après la sortie de Calling, son premier album en date, la chanteuse britannique a ressenti des émotions contraires. De la gratitude mais également une perte de repères importante . 2023 a été une année de nouvelles rencontres et de constats sur son entourage professionnel, qui l’ont amenés à reformer son cercle. “J’ai beaucoup appris sur la notion de perte d’investissement dans une chose qui n’aboutit pas comme espéré en priant pour que l’énergie reste malgré tout.” Un basculement en presque indépendance, avec la récupération de ses masters, pour pouvoir se reconcentrer sur son art et surtout son écriture.
De tous ces questionnements naîtront “Lost Satellite”, premier morceau crée pour son nouvel EP “Butter” sorti le 10 octobre dernier. Un premier essai rempli de ses pensées et imaginé dans un bus à impériale en rentrant chez elle après avoir regardé un “très mauvais” film. “Je ne sais pas si je peux dire le nom du film mais c’était une biographie d’une artiste que j’adore”, sourit-elle lors d’une rencontre à Paris avant son concert au Pop Up du Label.
Pour cet EP, la chanteuse soul s’est entouré d’un groupe restreint de producteurs qu’elle honore sur sa pochette. Lewis Moody, Tal Janes et Benjamin Muralt en guise de chefs d’orchestre qui diffusent un son aux confins du smooth jazz et de la soul. Très inspirée pour l’écriture, dix morceaux vont être réalisés en peu de temps avant de se rendre compte que la matière est suffisante pour accoucher d’un nouveau disque. “J’ai l’impression que si j’avais eu un sentiment de certitude après ‘Calling’ je n’aurais pas crée autant que je l’ai fait ensuite. Le fait de se sentir perdu parfois est une chance. C’est une opportunité de croissance et d’exploration.” Lorsque la période de sessions débute avec ses producteurs, le maître mot était ainsi la créativité et l’amusement. “Je n'avais aucune idée de ce à quoi cela devait ressembler.”
Contrairement à A Tribe Called Quest, qui imageait le beurre comme quelque de forcément doux, tu lui donnes une nouvelle représentation, en écrivant que tu es plus douce que tu ne laisses penser. Je me demandais ce qui t’avais plu à tel point de nommer cet EP ‘Butter’.
Je dirais que “Butter” représente le fait d’être assez honnête avec moi-même et ne pas trop réfléchir. Quand j'étais en studio, ils me demandaient « qui penses-tu être ? » afin que je sois profonde. “Qui veux-tu être ?” Je me disais simplement que je ne savais pas, que j'étais ce que j'étais. Je n'arrête pas de dire que je vais m'étaler comme du beurre (elle sourit). Ça va continuer à se répandre. Il n'est sorti que depuis un mois mais par rapport à l'album, il a fallu tellement moins de temps pour obtenir une sorte d'élan à mes yeux. Alors que l’EP venait de sortir, des personnes chantaient littéralement les paroles lors de la soirée de sortie à Londres. J’étais choquée parce que c'était complet le jour même.
J’ai cru comprendre que cette soirée avait été assez spéciale.
À la fin du concert, lorsque j’ai voulu aller rejoindre mes fans au stand de merch, il y avait tellement de monde que nous avons dépassé le délai convenu avec la salle. Je suis sortie pour continuer à profiter avec eux et vendre le merch dans la rue. Il faisait si froid mais c’était une expérience folle. Pendant un certain temps, les métriques Instagram me faisaient complètement dévaloriser le face à face. Les choses que j'avais, je n'y croyais pas. Je ne veux plus jamais que quoi que ce soit me permette de m'éloigner de l'expérience humaine comme ça, parce que c'est le vrai mal des médias sociaux. Ils nous donnent l'impression que nous pourrions être dans une salle bondée et nous sentir quand même seuls parce que nous cherchons la validation sur nos téléphones au lieu de ressentir la chaleur de la communauté en personne.
Comment vous êtes-vous sentie pendant le processus de création de l'EP ?
Je me suis sentie beaucoup plus soutenue et puissante. Je pense que les gens autour de moi ont vu que j'étais plus à l'aise dans ma peau. J'ai perdu mon insécurité. J'ai l'impression d'être plus confiante que je ne l'ai jamais été en ce qui concerne mon identité, ce que je vais apporter au monde et les personnes qui vont m'aider. Mais aussi grâce à Shade Indigo. Et naturellement, les gens qui font partie de l'équipe professionnelle ou mes amis. Je suis dans une nouvelle saison où tout est un peu plus raffiné et frais.
Sur cet EP, tu convoques une nouvelle fois un membre de ta famille. Dans l’introduction du morceau “Calling”, sur le clip vidéo, on peut entendre une voix féminine. Peux-tu me raconter l’histoire derrière ?
Il s’agit de ma grand-mère, qui est d’origine jamaïcaine. L’audio que j’utilise est issu de l’une des dernières conversations que j’ai eues avec elle avant son décès. Elle m'a dit qu'elle ne voulait pas venir au Royaume-Uni. Elle l'a fait par amour pour mon grand-père. Elle rêvait de devenir poète, de chanter, de réaliser beaucoup de choses créatives. Mais, elle s'est concentrée sur lui et sur son rêve de venir au Royaume-Uni. Et quand elle est arrivée ici, parce que les besoins de survie étaient si élevés, elle a dû travailler. Cette discussion m’a fait beaucoup réfléchir sur le sens du sacrifice et de la famille. Ma mère est également dans le clip vidéo du morceau “Calling”. Elle est celle qui m'a toujours fait prendre conscience de ma valeur personnelle et m'a toujours dit de revenir à qui j'étais vraiment. Ce qui, d'une certaine manière, fait le lien avec “Butter”.
Tu lui adresses d’ailleurs des mots sur l’introduction de cet EP sur ce choix de titre d’EP.
Elle n’a pas aimé du tout (rires). Mais je lui ai expliqué les différents sens que j’y voyais. Ce disque est un voyage vers l’authenticité. Le beurre ne représente pas seulement la délicatesse, cette chose que vous mettez sur un toast ou un croissant, il est également profondément lié à l’Afrique et aux différentes cultures noires, avec le beurre de karité ou de cacao. Je me suis dit qu’il représentait mon héritage en tant que femme britannique noire. C’est comme un hommage à ma peau d’une certaine manière.
La représentation des femmes noires se joue également au niveau de tes collaborations, auxquelles tu t’ouvres pour la première fois avec cet EP.
Exactement. Ma volonté était que les deux premiers artistes avec lesquelles je travaille soit des femmes noires. Je l’ai fait avec Frida Touray, sur “Hello” et Meduulla, sur “High Up”. Je travaillerai à l'avenir avec les personnes avec lesquelles je suis en résonance. Mais c'était une déclaration que je voulais faire parce qu'à une certaine époque, on m’avait mise en garde contre cette forme de soutien à d'autres femmes noires ou contre ce genre de choses. On me disait que l’industrie de la musique n’aimerait peut-être pas vraiment ça. Je me suis dit : « Pourquoi vais-je abaisser le niveau de ma musique pour le bien d'idiots qui ne peuvent pas distinguer deux femmes noires dans une voiture ?”
Comment sont nées ces collaborations ?
Je connaissais Frida de nom parce qu'elle fait partie d'un groupe appelé Native Dancer, qui est extraordinaire. Avec Sam Crowe, un autre ami producteur et pianiste qui est membre de ce groupe, j'ai écrit la chanson “Give” sur Calling. Ils font également tous les deux partie du groupe d’instrumentistes qui travaillent avec Lianne La Havas. Ce sont des gens magnifiques et pleins d'âme. Frida est l'une de ces personnes qui ne s'entourent que de gens qu'elle trouve gentils, peu importe ce qui se passe dans l'industrie ou le statut. Et je pense que c'est très important. Elle est vraiment authentique. J'ai rencontré Medulla lors de ma tournée solo l'année dernière, à Manchester, parce qu'elle est basée dans cette ville et qu'elle a fait ma première partie sur cette date. En la voyant, je me suis dit que cette femme est incroyable. Tous ses visuels sur les médias sociaux ont été réalisés par elle-même, édités par elle-même. Elle cherche à franchir les frontières et à s'approprier ses propres choses. Sur le morceau “High Up”, sa collaboration fait sens parce qu'il parle de la façon dont nous allons continuer à nous élever, à nous améliorer et à nous surpasser, et que rien ne pourra vraiment nous arrêter.
En écoutant le morceau “Lost Satelite”, j’ai eu la sensation étrange d’y voir un lien clair avec un titre de Frank Ocean, en cherchant un peu j’ai trouvé que le plus proche était “Sweet Life” et je me demandais s’il s’agissait d’une référence.
C’est marrant parce que je le fais parfois en écrivant en me disant que ce sont des artistes avec lesquels je suis certain de travailler dans le futur. Même s’il ne faut pas se précipiter, j’aime bien visualiser cette idée d’être dans une salle avec eux en écrivant. Je l’ai fait avec Frank, mais aussi James Blake pour le titre “Night Moves (sur Calling)”. Il y aussi un artiste français qui s’appelle Philippe Katerine. Quand j’ai écrit “Butter” et “Summer Love”, j’ai pensé à lui, il me fait rire et ne se prend pas au sérieux. (Elle se met à chanter: “So leave me alone, so leave me alone to eat my banana”). Je crois que la version anglais rend comme ça. Cet album, je l’adore.
C’est incroyable, je ne savais même pas qu’il avait sorti une version en anglais.
L’album est sorti il y a deux ans. Lorsque je suis tombée dessus, j’ai cherché les crédits pour savoir qui avait mixé et enregistré ces morceaux. Je me sens tellement inspirée en l’écoutant. J’ai trouvé Renaud Letang, qui est aussi le propriétaire des studios Ferber, ce que j’ignorais quand je suis allée le voir. Je lui ai envoyé un message, en voyant qu’il avait travaillé aussi avec Benny Sings ou Lianne La Havas, en lui demandant si c’était possible de faire une session avec lui. C’était vraiment génial.
Quelle chanson as-tu préféré faire sur cet EP et avec laquelle as-tu encore une attache particulière ?
En étant honnête avec moi-même, ce serait Lost Satellite. Ce morceau est rattaché à Vega également. C’est comme s’il y avait une trilogie avec Night Moves. Je suis vraiment locked in dessus. Sinon, je dirais également ‘Butter’ parce qu’il porte un message inclusif. Tout le monde peut avoir un peu de beurre sur une tartine. Et je viens d'une ville où j'ai appris à être débrouillarde et à faire en sorte que ça marche. C'est comme la résilience et l'accessibilité. Tout le monde peut faire de la musique.
Tu rends hommage à Stevie Wonder avec ta chanson My chérie d’amour. Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Quand j’écoutais cette chanson petite, j’avais l’impression qu’il disait mon nom. “My Cherise d’Amour”, tu l’entends aussi n’est-ce pas ? (rires). C’est la première chanson que j’ai appris à chanter et à jouer au piano en autodidacte. Et Stevie est mon artiste préféré.
Comment penses-tu que cette version de toi-même enfant aurait réagi au fait de t’entendre chanter ce morceau aujourd'hui ?
Je pense que mon enfant intérieur au début de cette année était vraiment effrayé et solitaire, et maintenant il est si enjoué et tellement heureux. Et j'ai l'impression qu'en faisant toutes ces choses, il y a eu beaucoup de guérison, c'est sûr.
Je voudrais te parler de ton projet Shade Indigo. Comment l’as-tu conceptualisé et dans quel but ?
Shade Indigo a commencé au début de l'année, lorsque j'ai voulu arrêter de penser à moi et de me concentrer sur les autres. J'ai fait une tournée au Royaume-Uni à la fin de l'année 2023, au cours de laquelle je n'arrivais pas à me connecter au public. Je me suis donc dit que si j'organisais des spectacles pour d'autres personnes, je pourrais me concentrer sur la construction d'un public sans avoir besoin d'être sur scène. Shade Indigo, j’ai choisi ce nom car le violet est ma couleur préférée, le bleu celui de ma mère et que l’indigo se situe entre les deux. J'ai parlé aux gérants de Bricklay et du Festival de Jazz, et ils m'ont dit que je pouvais avoir la salle une fois par mois. Et maintenant, nous avons fait, je crois, cinq showcases. Il y a environ 10 artistes de Shade Indigo, et ça a évolué comme ça. Les partisans de Shade Indigo ont commencé à s'appeler eux-mêmes Indigo Children, et il y a tout un héritage de personnes qui ne se sentent tout simplement pas compris par la société. C'est pour ça que je le fais. Maintenant, je suis à la fin de l'année et je me dis que ma vie est complètement différente de ce qu'elle était. C'est comme la courbe en cloche. On commence à voir l'inclinaison augmenter ou le beurre se répandre. Je veux que Shade Indigo devienne son propre distributeur, et je pense qu'il le sera parce que j'ai eu de bons exemples de comment le faire correctement avec Cartel. Et oui, on va y arriver. Ce ne sera pas facile, mais je suis un guerrier. Oui, on va y arriver, c'est sûr.
Ce soir tu joues pour une nouvelle date parisienne, tu as un lien spécial avec cette ville et je me demandais si tu pouvais me raconter ton meilleur souvenir ici.
Tu sais que, je réalise tout juste, et ça me fait bizarre de le dire, ça fait exactement 10 ans depuis ma première visite ici. C’était pour une audition pour la pièce de théâte The Suit, qui était jouée au théâtre des bouffes du Nord. J’étais si apeurée par ce casting. J’ai auditionné avec un acteur fabuleux, Jared McNeill. Durant l’audition, ils n’ont presque rien dit. Ils étaient juste assis d’une manière que je trouve très française et ils ont fait ce mouvement de bras bien de chez vous aussi (rires). J’ai finalement été choisi pour interpréter le rôle principal. J'ai l'impression que cela a été une sorte de prise de conscience, car il ne s'agissait pas pour moi d'être un acteur, un chanteur ou autre. Je pense qu'il m'a fait confiance pour la pièce, même si je devais encore grandir et évoluer en tant qu'artiste et acteur, parce qu'il avait confiance en ma capacité à raconter l'histoire. Peter Brook, le metteur en scène, a cru en moi avant même que je ne crois en moi. Pendant très longtemps, j’ai lutté contre un sévère syndrome de l’imposteur. À chaque je reviens ici, à peu près tous les six mois, je me sens plus centrée, et je ne sais vraiment pas pourquoi. Londres, c'est génial, c’est ma maison. Mais l'artiste qui est en moi se sent complètement centrée ici. À tel point, que j’ai envie d’apprendre votre langue. Je suis des cours au French Institute dans l’ouest de Londres, j’ai eu mes premières leçons la semaine passée.
Comment c’était ?
J’ai été dans la classe pour les débutants. J’ai commencé à parler et elle m’a dit: “Tu sors, tu n’es pas une débutante.” J’ai essayé une autre classe et mon but est désormais de simplement m’améliorer de jour en jour.
Propos recueillis par Arthus Vaillant
Photographies par Clare Setian